Partager : [ssba]

TRIBUNE. Marc Molitor revient sur la décision du gouvernement belge en décembre 2014 de prolonger la durée de vie de deux réacteurs nucléaires (Doel 1 et 2), qui ont démarré en 1974 et 1975 et devaient être arrêtés en 2015. Une prolongation qui intervient dans un contexte de crise de l’industrie nucléaire belge où les arrêts imprévus de réacteurs se sont enchaînés récemment, augmentant ainsi la tension sur l’approvisionnement électrique du pays. Deux autres réacteurs (Doel 3 et Tihange 2) sont actuellement à l’arrêt du fait de la découverte de micro fissures dans leurs cuves en 2012. Un sabotage présumé en août 2014 a conduit à l’arrêt d’un troisième réacteur (Doel 4) entre août et décembre 2014. La Belgique qui a voté une loi de sortie du nucléaire en 2003 possède sept réacteurs, exploités par Electrabel (filiale de GDF-Suez).

 

Par Marc Molitor

 

Ainsi une crise provoquée par les déficiences du nucléaire débouche sur un… renforcement du nucléaire ! On a le sentiment d’une sorte de manipulation, d’un extraordinaire tour de passe-passe qui laisse songeur et même pantois.

 

La loi fédérale de 2003 de sortie du nucléaire est mise en cause, ses auteurs, les Ecolos[1], sont accusés de n’avoir pas prévu et géré ses conséquences. Or ils ne sont plus au gouvernement fédéral justement depuis… 2003. Et le plan de sortie a déjà été modifié par le gouvernement Di Rupo[2], puisque, alors qu’initialement il prévoyait trois fermetures en 2015-2016, le réacteur de Tihange 1 est maintenu jusqu’en 2025, ce qui réduisait déjà de moitié l’impact en mégawatts du plan de sortie. Les partis qui avaient invité Ecolo au gouvernement 1999-2003 (ce qui n’était pas indispensable pour avoir une majorité) avaient accepté son exigence basique de sortie du nucléaire. Et ce sont ces mêmes partis qui ont ensuite géré la situation énergétique fédérale de 2003 jusqu’à aujourd’hui, n’assumant pas une loi de sortie qu’ils ont votée. Sans doute n’étaient-ils pas mécontents de revenir sans le dire sur cette décision ? Mais ce faisant ils n’ont pas préparé l’avenir et la transition énergétique.

 

Les échecs et les tares de la libéralisation du secteur de l’énergie et le défaut de prospective ont créé en Belgique une situation de vulnérabilité que les déficiences du nucléaire ont brusquement mise à nu en 2012. Les problèmes actuels, outre cette imprévoyance, sont évidemment avant tout imputables à la fragilité du nucléaire. Malgré la qualité qu’on lui a reconnue jusqu’ici en Belgique, il se révèle une énergie qui peut être intermittente ; et la concentration qu’il implique fait qu’un défaut entraîne tout de suite une perte importante de production. Voilà d’abord ce qu’il fallait sans doute faire oublier. Un comble même, le dernier problème important survenu sur le réseau électrique belge remonte à une panne imputable à la connexion du réacteur de Doel 4 au réseau, en 1984 !

 

On grossit délibérément les dangers de privation d’électricité. Le terme « black-out » est systématiquement utilisé alors que dans le plus probable des cas on aurait une pénurie locale d’électricité pour quelques heures. L’association représentant l’industrie nucléaire belge, le Forum nucléaire, ressort opportunément ses campagnes de publicité, et une série de médias ne sont pas en reste dans l’utilisation abusive du terme black-out.

 

Curieusement, l’élucidation du sabotage du réacteur de Doel 4 prend beaucoup de temps. L’évaluation du problème des micro fissures dans les cuves des réacteurs de Doel 3 et Tihange 2 traîne, Electrabel prend beaucoup de temps pour remettre ses estimations, l’agence de sûreté nucléaire belge tance même la société (pour la forme ?).

 

De toute façon, une sécurité d’approvisionnement à 100 % ne peut jamais être garantie, nul n’est à l’abri d’un incident. Une garantie à 100 % porterait le coût marginal de l’électricité à des sommets astronomiques. Le gouvernement actuel (de droite, les socialistes et les verts étant dans l’opposition) revient ainsi en arrière et renonce complètement au plan de sortie dans lequel le pays s’était engagé.

 

Ne soyons pas dupes : la prolongation des réacteurs de Doel 1 et 2 jusqu’en 2025 va évidemment entraîner, bien au-delà de 2025, la prolongation des autres réacteurs Tihange 2 et 3, Doel 3 et 4 – si ceux-ci redémarrent. Nous ne serions pas surpris d’assister à un « heureux dénouement » de la saga des micro fissures à l’été prochain. Et une fois la décision prise de prolonger les réacteurs Doel 1 et 2, et après avoir récupéré tous les réacteurs et retrouvé un parc nucléaire au grand complet jusqu’en 2025, qui pourrait croire que l’on va ensuite arrêter tous les réacteurs en même temps cette année-là ? Un des partis au gouvernement, la N-VA[3], souhaite même un nouveau réacteur !

 

Prendre cette décision sans connaître le sort définitif des réacteurs de Doel 3 et Tihange 2 est curieux. Il n’était pas impossible d’attendre. On pourrait provisoirement gérer différemment Doel 1 et 2 en les mettant à l’arrêt à certains moments et en augmentant leur activité en période de pic, ce qui permettrait de faire durer un peu plus longtemps le combustible. La décision gouvernementale est d’autant plus étrange que la prolongation de Doel 1 et 2 ne résoudra pas les problèmes éventuels des deux ou trois hivers prochains, vu le timing des investissements à faire.

 

Par ailleurs, leurs fermetures sont les plus faciles à compenser. Une centrale électrique hollandaise dispose même de 450 MW[4] pour la Belgique à un horizon pas trop éloigné. Un test réalisé récemment par le fournisseur d’énergie Lampiris auprès de ses clients – 180 000 qui ont diminué leur consommation entre 18h et 19h30 – débouche sur une économie de près de 200 MW : l’équivalent de 40 % de la production du réacteur de Doel 1 !

 

Les arrêts des réacteurs de Doel 1 et 2 permettront aussi de diminuer les dangers potentiels causés par un éventuel accident nucléaire dans la région d’Anvers, la zone la plus peuplée au monde autour d’une centrale nucléaire. Une étude récente vient encore de confirmer les coûts énormes d’un tel accident. La situation actuelle montre aussi un très probable renversement des rapports de force en faveur d’Electrabel. Le groupe va évidemment monnayer cher ses investissements pour la prolongation des deux réacteurs. La taxation de la rente nucléaire va sauter.

 

En outre le patron d’Electrabel a déjà évoqué une hausse nécessaire des prix de l’électricité. Il ne s’agit pas seulement d’un mouvement probable qu’il évoquait, suite au renchérissement d’une série de paramètres (encore que, le pétrole aujourd’hui…). Il s’agit surtout d’obtenir une garantie absolue de rentabilité « suffisante » de ses investissements. C’est un mouvement général, partout les exploitants nucléaires exigent des pouvoirs publics une rentabilité garantie. Ils ont même déposé cette exigence en juillet dernier auprès de la Commission européenne. Curieuse libéralisation. EDF et son partenaire chinois viennent d’obtenir du gouvernement britannique un doublement du prix de l’électricité, qui leur sera garanti pendant trente-cinq ans pour la construction de deux réacteurs EPR en Grande-Bretagne, EPR dont la durée de construction et les coûts explosent, en Finlande comme en France, conduisant le groupe Areva vers une débâcle magistrale.

 

Toutes les études récentes mettent en évidence l’intérêt et la compétitivité croissante des énergies renouvelables, malgré des différences selon les systèmes, malgré de parfois coûteuses erreurs de jeunesse, et malgré le coût à venir des investissements nécessaires. Enfin, la gestion de la demande d’électricité recèle encore de très nombreux gisements inexploités – isolation, réseaux intelligents et décentralisés, technologies de réglages, comportements adaptés, etc., la liste est infinie et les expériences novatrices se multiplient.

 

Alors pourquoi une telle décision du gouvernement ? Non seulement elle est prématurée, en outre elle tourne le dos au bon sens et au sens de l’histoire.

 

Marc Molitor, journaliste, auteur de « Tchernobyl, déni passé, menace future ? » (Editions Racine-RTBF).

 

 


 

Cette tribune a été initialement publiée dans le journal La Libre Belgique le 20.12.2014.

 

[1] Ecolo : parti politique écologiste belge.

[2] Gouvernement au pouvoir de 2011 à 2014.

[3] La N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie) est un parti politique belge de droite qui milite pour l’indépendance de la Flandre.

[4] La puissance des centrales électriques est exprimée en mégawatts (MW).

 

Photo : salle de commande du réacteur n°2, Tchernobyl (Michael Kötter/Flickr/CC)