Partager : [ssba]
Centrale nucléaire de Dampierre, 2009, Alexandre Prévot /CC/Flickr

L’industrie nucléaire française perd la mémoire ! En termes plus choisis, c’est l’inquiétude majeure exprimée par Pierre-Franck Chevet, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) qui achève son mandat non renouvelable le 6 novembre.

 

Par Yves Leers

 

« Perte d’expérience, perte de compétence, perte de la capacité d’expertise, perte de mémoire alors que nous sommes face à des enjeux sans précédent et moins de moyens ». C’est le constat sans appel dressé par Pierre-Franck Chevet sur le nucléaire en France et son principal opérateur – EDF – le 15 octobre lors d’une rencontre au siège de l’organisme officiel de contrôle du nucléaire en France avec les Associations des journalistes de l’environnement et des journalistes de l’énergie (AJE et AJDE).

 

Soudures défectueuses de l’EPR : « hiérarchie d’EDF non informée, ASN non informée, ça pose problème »

 

Même avis sur la question de la perte de compétence à propos de soudures défectueuses sur le circuit secondaire du réacteur EPR en construction à Flamanville (Manche) : « hiérarchie d’EDF non informée, ASN non informée, ça pose problème ». Cependant, la question a été traitée « comme il se doit ». Mais est-ce le cas pour tous les défauts de l’EPR ? Moins d’une semaine avant cet entretien, l’ASN a autorisé l’utilisation de la cuve du réacteur EPR de Flamanville alors que la résistance de ce composant, crucial pour la sûreté du réacteur, est moindre qu’attendue à cause d’un défaut du métal du fond et du couvercle de cette cuve. Sans le feu vert de l’Autorité, les surcoûts et les retards du chantier EPR pour remplacer la cuve non-conforme auraient explosé et Bruxelles n’aurait pas autorisé l’augmentation de capital qui a sauvé Orano de la faillite. L’ASN a-t-elle sur ce dossier privilégié les intérêts économiques de la filière nucléaire au détriment des enjeux de sûreté nucléaire ?

 

Quoi qu’il en soit, les péripéties de la cuve de l’EPR s’expliquent, aux yeux de l’ASN, par « un enchaînement de défaillances techniques et un manque de culture de sûreté dans l’organisation ». Pierre-Franck Chevet a déploré à ce sujet « les retards de transmission en interne et vers l’ASN », ajoutant qu’il y avait « un risque de voir ces problèmes se répéter ». Selon lui, « le problème des soudures de la cuve a été identifié par le groupe [EDF, ndlr] en 2015 alors que l’ASN n’en a été informée qu’en 2017, et encore partiellement seulement ».

 

A La Hague, Orano défie l’ASN

 

A l’usine de retraitement de La Hague (Manche), exploitée par Orano (ex-Areva), l’histoire du silo 130 en dit long sur la difficulté de l’ASN à asseoir son autorité. Le silo 130, c’est une cuve en béton fragilisée qui date des années 1960, dans laquelle des déchets radioactifs sont noyés dans l’eau depuis un incendie en 1981. Le site cumule des risques de contamination radioactive de l’environnement, d’incendie et d’explosion. Il y a de « forts enjeux de sûreté », résume la commissaire de l’ASN Lydie Evrard, pour qui il y a urgence à sortir les déchets de cette installation. En 2005, l’Autorité demandait déjà d’entreprendre « au plus tôt » le retrait de ces déchets. En 2010, l’Autorité fixait à Orano des délais contraignants pour s’exécuter. Début 2018, Orano n’avait toujours pas respecté les injonctions de l’ASN. Dès lors, la question des sanctions se pose. Désormais, grâce à la loi de Transition énergétique, une astreinte journalière (jusqu’à 15.000 euros par jour) ou une amende administrative (d’un montant maximum de 10 millions d’euros) sont possibles en cas de non-respect d’une décision de l’ASN, qui préfère « discuter d’abord pour éviter la coercition ». La discussion dure depuis quinze ans et les brûlants déchets croupissent toujours dans la cuve.

 

« Le seul rôle de l’ASN est de protéger les personnes et l’environnement »

 

Droit dans ses bottes, comme les deux autres commissaires présentes, Pierre-Franck Chevet n’est pas ému par les critiques récurrentes d’EDF ou des antinucléaires. Il réaffirme « la robustesse des décisions de l’ASN, dont le seul rôle est de protéger les personnes et l’environnement ». « Résister ne pose pas de problème », a-t-il expliqué, faisant allusion à la décision d’arrêter provisoirement en 2017 la centrale nucléaire du Tricastin (Drôme) pour permettre le renforcement de la digue du canal de Donzère-Mondragon, vulnérable à un séisme très important. Là encore, EDF a attendu six mois pour déclarer la vulnérabilité de la digue à l’ASN.

 

D’autres changements post-Fukushima doivent encore être imposés, qui se traduiront par des « chantiers hors-normes » sur les réacteurs

 

« Il y a eu un changement de la donne après Fukushima et une partie de ce qui devait être fait l’a été mais il faut se préparer à être surpris (…) Pour refroidir [en cas de pépin sur un réacteur, ndlr] il faut de l’eau, beaucoup d’eau, il faut l’amener, il faut de gros bunkers très protégés pour abriter les gros diesels de secours (…) et là aussi, il y a une perte d’expérience. » Une allusion au retard qu’EDF prend pour installer de nouveaux diesels de secours dans ses centrales. D’autres changements post-Fukushima doivent encore être imposés, qui se traduiront par des « chantiers hors-normes » sur les réacteurs et sans doute des surcoûts proportionnels. Et même si l’état des centrales et leur exploitation « ne posent pas de problèmes majeurs », le commissaire de l’ASN assortit ce satisfecit relatif d’un appel à la « vigilance » quant au maintien des expertises techniques.

 

L’ASN, qui n’a rien vu des falsifications à l’usine du Creusot pendant des dizaines d’années, veut rattraper le temps perdu

 

Confrontée « au risque de voir les problèmes se répéter là où il ne devrait pas y en avoir » ou à de « possibles falsifications » et à des « choses non dites », l’ASN a élaboré un « plan anti-fraude » après l’affaire des falsifications à l’usine du Creusot de Framatome (ex-Areva), en Saône-et-Loire, où ont été fabriqués les éléments défectueux de la cuve de l’EPR de Flamanville. L’ASN, qui n’a rien vu des falsifications du Creusot pendant des dizaines d’années, veut maintenant rattraper le temps perdu en faisant appel à des lanceurs d’alerte qui pourront faire des signalements sur le site internet de l’Autorité. Il est même question d’anticiper l’expertise de certaines pièces.

 

Face à la gravité des problèmes soulevés et à ces pertes multiples de mémoire qui s’expliqueraient par « un gap de 20 ans » pendant lequel aucune nouvelle centrale nucléaire n’a été construite, comment imaginer la prolongation à 50 ou à 60 ans des réacteurs 900 mégawatts ? Les plus âgés d’entre-eux sont raccordés au réseau depuis plus de 40 ans, l’âge initialement prévu de la retraite. Sans se prononcer sur l’opportunité d’une telle prolongation ni sur un calendrier de fermeture des réacteurs, Pierre-Franck Chevet a estimé que l’ASN ne pouvait que « renforcer sa vigilance ». Il a enfin précisé avec malice que son successeur – Bernard Doroszczuk – était diplômé de deux écoles d’ingénieurs dont une spécialisée … dans les soudures.

 


 

Cet article a été mis à jour le 19 octobre 2018 à 9h45 : modification du titre.