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Kris Krüg. 2012. CC-2.0

ANALYSE. Alors qu’il risque une condamnation judiciaire pour laxisme climatique, l’Etat français proroge une politique qui a montré ses limites.

 

Par Valéry Laramée de Tannenberg

 

La France n’en fait pas assez pour atteindre ses objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES). La nouvelle ne l’est pas tant que ça. Dans le cadre du « paquet » énergie-climat de 2018, la Commission européenne proposait que la France réduise de 37 % ses rejets de GES entre 1990 et 2030. Grand seigneur, le gouvernement tricolore s’est aligné sur l’objectif moyen communautaire : -40 %. Pour encadrer son action, Paris s’est ensuite fixé des budgets carbone pluriannuels. Il a créé enfin une instance indépendante (le Haut conseil pour le climat ou HCC) pour évaluer ses politiques publiques. Sur le papier, le dispositif est parfait.

 

La France a émis 61 millions de tonnes de CO2 en trop entre 2015 et 2018

 

Il l’est moins dans la réalité. Le 10 juillet 2018, le ministre Nicolas Hulot a publiquement reconnu que les deux premiers budgets carbone (2015-2018 et 2019-2023) seraient largement dépassés. De fait, entre 2015 et 2018, la France a émis 61 millions de tonnes (Mt) de CO2 en trop : un dépassement d’environ 5 % du premier budget carbone. La faute à l’incapacité de l’État d’engager la rénovation massive et efficace des logements les plus énergivores, de réduire l’utilisation d’engrais azotés[1] et d’initier la décarbonation des transports.

 

Ce « laxisme » a eu deux conséquences judiciaires. S’estimant menacée par la montée du niveau de la mer du Nord, la commune de Grande-Synthe, soutenue par le collectif d’ONG « L’Affaire du siècle », a attaqué la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), jugée insuffisante. Pour la première fois, la justice allait évaluer l’efficacité de la politique climatique nationale. Elle ne s’est pas privée de le faire. Dans sa décision du 19 novembre 2020, le Conseil d’État a demandé à l’État de démontrer que les dépassements successifs de ses deux premiers budgets carbone ne l’empêcheront pas de réduire de 40 % les émissions tricolores entre 1990 et 2030. Pas gagné.

 

Une tactique différente a été utilisée par plusieurs associations. Réunies au sein du collectif « L’Affaire du siècle », Greenpeace, Notre affaire à tous, la Fondation Nicolas Hulot (FNH) et Oxfam France ont saisi, en mars 2019, le tribunal administratif (TA) de Paris. En se basant sur les mauvais chiffres publics de l’évolution des émissions de GES (les budgets carbone, toujours), du déploiement des énergies renouvelables (pas assez rapide pour atteindre les objectifs fixés par la directive européenne sur les énergies vertes) et de l’efficacité énergétique (la rénovation des logements), les ONG voulaient faire reconnaître les insuffisances étatiques par la justice. Objectif : obtenir du tribunal une injonction au gouvernement à en faire davantage.

 

Le 14 janvier dernier, la rapporteure publique du TA a reconnu la carence fautive de l’État à respecter ses objectifs climatiques. « La méconnaissance du premier budget carbone 2015-2018 suffit à constater une faute de l’État », a-t-elle justifié. « La carence de l’État à prendre des mesures pour respecter la trajectoire qu’il s’est fixée contribue à l’aggravation du préjudice en cours », poursuit la magistrate.

 

Pour la justice le non respect des objectifs climatiques de l’Etat engage sa responsabilité

 

S’appuyant sur la décision du Conseil d’État, le tribunal a finalement reconnu que l’État manquait à ses devoirs. Dans son jugement du 3 février, les magistrats reconnaissent l’existence d’un préjudice écologique lié au changement climatique. Ils jugent que la carence partielle de l’État français à respecter les objectifs qu’il s’est fixés en matière de réduction des émissions de GES engage sa responsabilité. Afin de déterminer les mesures devant être ordonnées à l’État, les juges ont prononcé un supplément d’instruction, assorti d’un délai de deux mois.

 

L’État n’allait pas se laisser condamner sans réagir. En révisant sa Stratégie nationale bas carbone, le gouvernement a accru de 61 Mt le prochain budget carbone. Nous allons légalement pouvoir émettre plus de GES entre 2019 et 2023 que prévu. « Cette révision acte une baisse d’ambition », a commenté le HCC.

 

Dans la foulée, le gouvernement de Jean Castex s’apprête à faire voter un projet de loi reprenant une partie des recommandations formulées par la Convention citoyenne pour le climat (CCC)[2]. Porté par la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, ce texte ambitionne d’« accélérer la transition du modèle de développement vers une société neutre en carbone, plus résiliente, plus juste, et plus solidaire voulue par l’accord de Paris » en mettant en œuvre « plus d’une centaine » des 149 propositions de la CCC. Voilà pour le discours officiel.

 

Le Haut conseil pour le climat a jaugé ce projet de loi « Climat et résilience ». Dans son avis, rendu le 23 février, l’évaluateur des politiques climatiques comptabilise de nombreuses actions de pilotage, des dispositifs d’information, des incitations économiques et des outils réglementaires. Il s’inquiète aussi de l’allongement de certains délais (qualité des repas de restauration collective, taxation des engrais azotés). D’autres mesurettes s’appliquent à des périmètres trop serrés pour être efficaces (restriction des publicités pour les énergies fossiles et non pour les biens et services énergivores). Le HCC souligne enfin l’impossibilité d’évaluer l’efficacité de ce train de mesures avant la publication des décrets d’application. On est prié d’attendre quelques années. Malgré la communication volontariste du ministère de la Transition écologique, on peine à croire que le projet de loi « Convention citoyenne » permette, à terme, à la France de combler son retard.

 

De l’avis des experts de Carbone 4, elle aura d’ailleurs bien du mal. Dans une étude commandée par le collectif l’Affaire du siècle, le leader français de l’audit carbone a évalué l’efficacité des politiques de décarbonation (à l’horizon de 2030) des transports de passagers, de l’agriculture et du logement. Ces trois secteurs sont à l’origine de 70 % des émissions de GES hexagonales.

 

« Les mesures adoptées ou envisagées par l’État ne permettront pas de réduire de 40 % les émissions de Ges en 2030 par rapport à 1990. »

 

En suivant onze paramètres structurants[3], les experts du cabinet fondé par Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean[4] estiment impossible d’atteindre les objectifs fixés pour 2030. « Il n’est pas crédible de considérer que ce retard puisse être comblé par les autres secteurs puisqu’ils ne surperformeront pas. Il est donc certain que les mesures adoptées ou envisagées par l’État ne permettront pas de réduire de 40 % les émissions de Ges en 2030 par rapport à 1990 », résume César Dugast, responsable du pôle neutralité carbone chez Carbone 4.

 

 

On s’en doutait un peu. Une étude de 250 pages le confirme. Mauvais point pour le gouvernement. D’autant que ce rapport a été versé, le 23 février, au dossier de Grande-Synthe. De son côté, le gouvernement a envoyé un mémoire de 10 pages, reprenant les grandes lignes d’une étude commandée par le ministère de la transition écologique au Boston Consulting Group (BCG). Les magistrats du Conseil d’État disposent désormais de deux mois pour étudier les argumentaires de la collectivité nordiste et de l’État.

 

Dans sa synthèse, le BCG estime que « le potentiel de réduction des émissions de gaz à effet de serre visé par l’ensemble des mesures déjà prises au cours du quinquennat et proposées dans le projet de loi « Climat et Résilience » est globalement à la hauteur de l’objectif de 2030, sous réserve de leur exécution intégrale et volontariste. » Si le gouvernement fait tout ce qui est promis dans les lois de transition énergétique pour la croissance verte (2015), agriculture et alimentation (2018), climat-énergie (2019), Climat et résilience (2021), il réduira, peut-être, les émissions tricolores de 40 % entre 1990 et 2030, estime le groupe de conseil en stratégie d’entreprise. On a entendu discours plus enthousiaste.

 

Pour sa défense, l’État se base sur une étude commandée à un cabinet international dont le climat n’est pas la spécialité.

 

Ce qui peut surprendre dans cette affaire, c’est que, pour sa défense, l’État ne se base pas sur les chiffres de ses services ni sur ceux du HCC mais sur une étude commandée à un cabinet international dont le climat n’est pas la spécialité. « Le Boston Consulting Group n’a pas été déclaré par la France comme apte à délivrer une analyse sur ce sujet », pilonne Guillaume Hannotin, avocat de L’Affaire du siècle.

 

La décision de la cour administrative suprême n’est pas attendue avant l’été 2021. Elle mettra sans doute le gouvernement Castex en difficulté. Les probabilités de condamnation de l’État sont fortes. Dans un communiqué inhabituel, le Conseil d’État confirme qu’il pourrait « ordonner que des mesures supplémentaires soient prises par le Gouvernement pour garantir le respect de la trajectoire fixée pour atteindre les engagements de la France à l’horizon 2030. »

 

Si tel était le cas, les fonctionnaires de Barbara Pompili devront revoir leur copie, alors que le projet de loi « Climat et résilience » n’aura probablement pas été adopté par le parlement. Surtout, l’administration se démènera pour montrer qu’elle peut encore nous faire atteindre un objectif … obsolète. Dans les prochaines semaines, l’Union européenne portera à -55 % l’objectif communautaire de réduction d’émission pour la période 1990-2030. Ces 30 dernières années, la France a réduit de 20 % ses rejets carbonés. Elle disposera alors de 10 ans pour les diminuer à nouveau de 32 %. Cela nous promet encore bien des lois et des études de consultants.

 


 

Cet article ne peut être reproduit sans le consentement de son auteur.

 

[1] En se décomposant dans les champs, les engrais azotés génèrent du protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre 310 plus puissant que le CO2.

[2] Le mandat de la CCC portait sur l’élaboration de mesures concrètes visant à « réduire les émissions nationales de gaz à effet de serre d’au moins 40 % en 2030, dans un esprit de justice sociale ».

[3] Croissance du trafic de trains, part modale du vélo, parc de voitures électriques, nombre de passagers par véhicule, nombre de rénovation de logements, nombre de logements au gaz, nombre de logements au fioul, taille du cheptel bovin, % du lisier méthanisé, % des surfaces arables utiles en agriculture biologique, % légumineuses.

[4] A noter que Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean sont également membres du Haut conseil pour le climat. De même, Alain Grandjean préside aussi aux destinées de la Fondation Nicolas Hulot, l’une des membres du collectif L’Affaire du siècle.

 

Article mis à jour le 26 février 2021 à 10h35 : prise en compte de la publication du rapport complet BCG par le ministère de la Transition écologique le 23 février 2021.