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Copyright © Martin Leers/2012/Journal de l'énergie

Le conditionnement de déchets nucléaires très radioactifs destinés à être enfouis sous terre aux Etats-Unis et en France pourrait se dégrader plus rapidement que la communauté scientifique ne l’avait prévu et provoquer des rejets de radioactivité dans l’environnement, selon une étude publiée dans la revue Nature Materials.

Cette dégradation sur le long terme n’a pas été prise en compte dans les évaluations actuelles de sûreté et de performance des déchets nucléaires vitrifiés dans des fûts en acier inoxydable et « pourrait profondément affecter la durée de vie des emballages », selon une étude menée par l’université d’Etat de l’Ohio (Etats-Unis) et publiée le 27 janvier. Une découverte qui pourrait remettre en question le confinement des déchets nucléaires les plus radioactifs, destinés à être enfouis en profondeur.

 

« La corrosion de l’acier inoxydable est hors contrôle »

 

Les chercheurs se sont aperçus qu’au contact de l’eau, une cascade de réactions chimiques « peut causer la détérioration accélérée » du fût de déchets radioactifs et provoquer le rejet des substances très radioactives dans l’environnement. Quand l’eau arrive à se frayer un chemin jusqu’au verre qui contient les déchets nucléaires, une interaction entre le métal et le verre entraînerait des réactions chimiques, qui « créent un environnement extrêmement agressif », détaille l’étude. La corrosion métallique est alors renforcée par un effet « d’auto accélération », qui fragilise aussi le verre, qui à son tour dégrade l’acier inoxydable. Dans ces conditions, « la corrosion de l’acier inoxydable est hors contrôle », a déclaré l’auteur principal de l’étude, Xiaolei Guo. L’étude ne donne pas d’estimation précise du temps écoulé avant la dégradation des déchets enfouis.

Pour parvenir à ces conclusions, les chercheurs ont reproduit les conditions de stockage des déchets nucléaires sur de longues durées dans le site d’enfouissement de Yucca Moutain (Nevada), aux Etats-Unis, dans des galeries creusées à environ 300 mètres de profondeur dans la roche.[1] Les matériaux qui enrobent les déchets très radioactifs (verre et céramique) ont été pressés en laboratoire contre le matériau utilisé pour contenir les déchets (de l’acier inoxydable), puis l’ensemble a été plongé dans une solution saline jusqu’à trente jours.

 

« Ce qui est nouveau dans cette étude, c’est l’ampleur de cette interaction »

 

Cette détérioration n’est « pas une surprise » pour l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). «  On connaît ces mécanismes, explique Francois Besnus, son directeur de l’Environnement, on sait que le conteneur en acier peut se corroder et former des crevasses, ça crée localement une sorte de pile, qui produit de l’acide et accélère la dissolution du verre qui renferme les déchets nucléaires. Ce qui est nouveau dans cette étude, c’est l’ampleur de cette interaction. »

Pour un des auteurs de l’étude : « c’est inattendu. Jusqu’à présent, on considérait que l’acier inoxydable était inerte, qu’il finirait par s’oxyder, mais que vis-à-vis du verre qui contient les radioéléments il ne jouait aucun rôle », a expliqué à l’AFP Stéphane Gin, chercheur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

 

Quelles sont les conséquences de cette découverte sur le projet d’enfouissement des déchets nucléaires en France ?

 

La grande majorité des déchets nucléaires très radioactifs en France sont vitrifiés puis conditionnés dans des fûts en acier inoxydable : un conditionnement similaire à celui susceptible de se dégrader. Les autorités françaises souhaitent enfouir à 500 mètres sous terre ces déchets dans un centre industriel de stockage géologique (CIGEO), à cheval entre la Haute-Marne et la Meuse. Ce projet très contesté est porté par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), qui affirme que CIGEO « ne présentera pas de risque pour les populations. »

 

Copyright P. Demail/ 2011/Laboratoire Bure/ANDRA

 

 

« CIGEO est très différent de Yucca Mountain »

 

L’étude américaine s’est focalisée sur les conditions d’enfouissement à Yucca Moutain, dans un milieu contenant de l’oxygène, ce qui ne devrait pas être le cas à CIGEO, analyse l’IRSN. « Il y a présence d’oxygène jusqu’à la fermeture de CIGEO puis les déchets nucléaires sont ensuite dans un milieu qui n’en contient pas. La vitesse de corrosion est plus lente que dans l’environnement de Yucca Moutain », explique Francois Besnus de l’IRSN.
« A Yucca Moutain on est dans un milieu sec mais on part du principe que l’eau va arriver. Alors qu’en France, la question ne se pose pas : l’eau est déjà à CIGEO, on n’est pas dans un milieu sec.»

Même son de cloche au CEA : « CIGEO est très différent du site du Yucca Mountain de par la nature de la roche sélectionnée, les conditions hydriques et hydrologiques du site et sa conception. » En outre, « le verre utilisé en France [contenant les déchets radioactifs, ndlr] a une composition plus complexe que le verre étudié dans la publication américaine, ce qui améliore ses propriétés de confinement », assure le CEA.

« Même si la communauté scientifique s’est trompée sur la vitesse de la corrosion des déchets, la vitesse de dissémination de la radioactivité reste lente grâce à la barrière géologique formée par l’argile à CIGEO. La capacité de retenir la radioactivité ne repose jamais sur une seule barrière, le verre n’est pas la seule barrière », complète le chercheur de l’IRSN, Francois Besnus.

 

L’IRSN demande à l’ANDRA de préciser ses connaissances

 

« Les conclusions sur le comportement des verres dont il est question dans cette étude ne peuvent être transposées à CIGEO », selon l’ANDRA qui dit avoir mené des travaux sur le comportement du verre en contact avec l’acier et ses produits de corrosion.
L’IRSN a toutefois demandé à l’ANDRA de préciser ses connaissances du phénomène de dissolution du verre mais l’agence n’a pas encore répondu à l’IRSN. Elle devra le faire avant le dépôt de la demande d’autorisation de création de CIGEO. « Il faut voir du côté français quel est l’ampleur du phénomène », juge l’IRSN.

 

« La corrosion aggrave encore un peu plus les risques d’explosions et d’incendie dans CIGEO »

 

Mais tout le monde n’est pas convaincu par ces affirmations. Un ingénieur qui a mis en lumière des lacunes de sûreté du projet CIGEO, Bertrand Thuillier, estime que l’étude démontre que la production d’hydrogène issue de la corrosion des métaux est « plus importante dès le début de l’enfouissement et qu’elle aggrave encore un peu plus les risques d’explosions, et d’incendie dans CIGEO.» La corrosion pourrait aussi affecter les dispositifs qui permettent de récupérer les déchets nucléaires en sous-sol. Or la loi stipule que CIGEO devra être réversible pendant au moins 100 ans. « Cela démontre bien l’impossibilité de récupérer les colis », conclut Bertrand Thuillier. L’influence de la corrosion sur la récupérabilité des déchets est « une question qu’on peut se poser », confirme le directeur de l’Environnement de l’IRSN.

« Ces nouveaux éléments qui s’ajoutent à tous les arguments en défaveur de l’enfouissement, seront-ils pris au sérieux par l’ANDRA, qui considère que le projet CIGEO est sur les rails malgré tous ses problèmes de sûreté non résolus ? », s’interroge le réseau « Sortir du nucléaire ».

 

En Suède l’enfouissement des combustibles nucléaires usés est suspendu à cause d’incertitudes liées à la corrosion

 

Pour le collectif opposé à l’enfouissement des déchets nucléaires « Bure Stop », « où que ce soit dans le monde, le projet d’enfouissement bute sur l’emballage ». C’est le cas en Suède, rappelle le collectif, où les incertitudes sur la corrosion ont provoqué la suspension en 2018 du projet d’enfouissement des combustibles nucléaires usés. « Verre, acier, céramique… ou cuivre, aucun matériau ne résistera à la corrosion », tranche « Bure Stop ».

 

Que faire pour remédier à cette dégradation accélérée des déchets ?

 

« La gestion des déchets nucléaires est un problème compliqué », constatent les chercheurs. Il faudrait « complètement isoler de l’eau le stockage, ce qui est un défi au vu du caractère imprévisible du milieu géologique sur des intervalles de temps extrêmement longs », suggère l’étude. « Nous avons besoin de développer un nouveau modèle pour stocker les déchets nucléaires », conclut Xiaolei Guo, co-auteur de l’étude. Mais aucun stockage géologique en profondeur ne peut retenir l’eau éternellement.

En attendant les déchets nucléaires potentiellement concernés par cette dégradation accélérée s’accumulent. Il y en a près de 3 500 m³ aujourd’hui en France. Si les réacteurs nucléaires fonctionnaient en moyenne 50 ans, il y en aura 10 000 m³. A gérer pendant plusieurs centaines de milliers d’années ?

 

 


 

[1] Le projet d’enfouissement à Yucca Moutain est suspendu sine die.

 

Référence de la publication :

Xiaolei Guo, Stephane Gin, Penghui Lei, Tiankai Yao, Hongshen Liu, Daniel K. Schreiber, Dien Ngo, Gopal Viswanathan, Tianshu Li, Seong H. Kim, John D. Vienna, Joseph V. Ryan, Jincheng Du, Jie Lian, Gerald S. Frankel. Self-accelerated corrosion of nuclear waste forms at material interfaces. Nature Materials, 2020; DOI: 10.1038/s41563-019-0579-x