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ANALYSE. Alors que l’EPR de Flamanville (Manche) est en construction depuis sept ans, EDF n’a toujours pas apporté de réponse satisfaisante à des questions fondamentales de sûreté nucléaire. A tel point que les experts officiels qualifient de « régression » un choix récent d’EDF pour la sûreté de l’EPR. Le temps commence à manquer à l’électricien, qui ne dispose plus que de quelques mois pour boucler la démonstration de sûreté de l’EPR.

 

Par Louis Germain et Martin Leers

 

Si l’EPR[1] de Flamanville n’en finit pas avec les surcoûts, retards et malfaçons, la conception même de la sûreté nucléaire du réacteur est, elle aussi, toujours en chantier. L’EPR est pourtant présenté par EDF comme un réacteur nucléaire « doté d’un niveau de protection très élevé ». Pour Areva, le concepteur et fournisseur de l’EPR de Flamanville, c’est « un réacteur d’une sûreté sans équivalent, extrêmement résistant aux incidents internes comme aux risques externes. »

 

L’expertise de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) donne un autre son de cloche.

 

Un rapport de l’IRSN, porté à la connaissance du public le 4 décembre dernier, explique qu’EDF a fait un choix technologique sur un équipement capital pour la sûreté du réacteur EPR qui « constitue une régression en termes de sûreté par rapport à la conception des réacteurs du parc en exploitation[2]. » Quelle est cette pièce importante pour la sûreté de l’EPR ?

 

Il s’agit de la soupape de sûreté du pressuriseur[3]. A l’image de la soupape d’une cocotte-minute qui permet de relâcher la pression pour éviter que la cocotte n’explose, la soupape de sûreté permet de relâcher la vapeur au cas où la pression devient trop importante dans le circuit primaire. Cette soupape se situe sur le pressuriseur, chargé de réguler la pression et la température du circuit primaire, qui contient le combustible nucléaire et où circule de l’eau pour le refroidir. Une surpression non maitrisée pourrait conduire à la rupture de la cuve, un accident majeur.

 

Inversement, une soupape de sûreté qui ne se refermerait pas et relâcherait en continu la vapeur, pourrait conduire en association avec d’autres dysfonctionnements, à la vidange du circuit primaire et à la fusion du cœur. Le directeur du service des centrales nucléaires de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Thomas Houdré nous confirme que le rôle de cette soupape est « d’éviter les accidents, d’éviter la rupture du circuit primaire et d’assurer le confinement des substances radioactives ».

 

Une des causes principales de l’accident nucléaire majeur de Three Mile Island (Etats-Unis) en mars 1979 provenait d’une vanne du pressuriseur qui ne s’était pas refermée. Dès le lancement du parc nucléaire français, des défaillances sur des soupapes de sûreté du pressuriseur ont mené à leur remplacement par des soupapes « en tandem » : une deuxième soupape en aval de la soupape de sûreté permet de fermer cette dernière si elle s’y refuse.

 

EDF demande une dérogation pour un élément clé de la sûreté de l’EPR

 

Or, sur l’EPR de Flamanville, EDF a décidé d’utiliser une soupape unique au lieu de cette double soupape et a demandé une dérogation à l’ASN, consistant à exclure des études de sûreté la défaillance de cette soupape à la refermeture. Mais, « si la soupape ne se referme pas, il est alors impossible d’isoler cette fuite sur l’EPR », a expliqué Karine Herviou, chef de projet EPR à l’IRSN, au Journal de l’énergie.

 

Ainsi l’EPR vendu comme « la référence en termes de sûreté » pourrait être équipé avec une pièce moins sûre que celle présente sur les réacteurs en fonctionnement, dont les plus âgés sont exploités depuis plus de trente ans. On comprend mieux pourquoi l’IRSN voit le choix d’EDF comme une « régression » et lui demande de le justifier par des études approfondies. L’électricien invoque pour sa défense la fiabilité importante de la soupape unique, utilisée sur une grande partie du parc nucléaire allemand mais qui devra être modifiée pour l’EPR.

 

L’ASN a suivi la demande de l’IRSN et refuse de donner à la soupape une dérogation qu’elle juge inacceptable dans un courrier daté du 24 octobre dernier[4]. Thomas Houdré atteste : « EDF n’a pas encore fait la preuve de la fiabilité de la refermeture de la soupape ». Mais pourquoi EDF veut-elle recourir à une pièce dont la fiabilité n’est pas avérée et qui l’oblige à demander une dispense d’étude de sûreté alors qu’un équipement avec une sécurité supplémentaire, utilisé sur ses centrales, est disponible ?

 

S’agit-il pour EDF d’économiser sur une pièce maîtresse de la sûreté nucléaire de l’EPR, dont le surcoût dépasse déjà les cinq milliards d’euros ?

 

L’électricien n’a pas souhaité répondre à cette question. EDF s’est retranchée derrière une réponse par mail parvenue au Journal de l’énergie le 11 décembre : « Nous sommes dans un processus normal d’instruction technique. Nous poursuivons donc nos échanges avec l’IRSN et l’ASN pour apporter les éléments démontrant que l’EPR de Flamanville répond à l’ensemble des exigences de sûreté. » C’est bien là que le bât blesse. Comment se fait-il que des questions déterminantes pour la sûreté nucléaire de l’EPR n’aient pas encore trouvé de réponse alors que ce réacteur devrait fonctionner depuis plus de deux ans ?

 

Pourquoi y a-t-il encore des discussions sur des éléments fondamentaux de la sûreté de l’EPR alors que le réacteur est en construction depuis sept ans ?

 

Les générateurs diesel de secours de l’EPR ne sont pas au point

 

Ces points d’achoppement sur la sûreté du réacteur EPR ne concernent pas que le circuit primaire, loin s’en faut.

 

Un équipement essentiel à la sûreté, dont l’indisponibilité a conduit à la catastrophe nucléaire de Fukushima en mars 2011, est aussi sujet aux critiques de l’IRSN, dans un rapport adressé à l’ASN et daté du 18 juillet 2014[5]. Il s’agit des générateurs diesel de secours de l’EPR qui viennent alimenter en électricité le réacteur quand l’alimentation électrique extérieure est coupée. Un réacteur chargé en combustible est entièrement dépendant d’une alimentation permanente en électricité pour refroidir le cœur nucléaire et le combustible usé immergé dans la piscine de stockage. Les générateurs de secours fournissent l’électricité indispensable en cas de perte des lignes électriques. Faute de quoi, le combustible entre en fusion et le réacteur devient incontrôlable.

 

Or, l’IRSN constate que la démonstration par EDF de « la protection des diesels principaux contre les « grands froids » et l’incendie ainsi que pour le fonctionnement à long terme des diesels en cas de séisme » n’est pas complète. De surcroit, « La conception actuelle ne permet pas de garantir le redémarrage d’un diesel principal après son arrêt. » Autrement dit, si un des diesels de secours cale, il n’est pas sûr qu’il redémarre. Pourtant ces générateurs de l’EPR doivent pouvoir fonctionner en continu pendant quinze jours lors d’une perte de courant extérieur due à un séisme. En outre, ces générateurs pourraient ne pas fournir assez de courant en cas de besoin : « l’IRSN note que la marge de puissance disponible paraît faible à la lumière du retour d’expérience des réacteurs en exploitation ». Ce n’est pas tout. L’IRSN souligne une série d’insuffisances dans les démonstrations d’EDF sur la fiabilité des générateurs[6] et conclut que « Les analyses menées sur les diesels principaux mettent en évidence la nécessité de compléments de la part d’EDF pour pouvoir statuer sur l’atteinte des objectifs de sûreté. »

 

Si ces diesels venaient à ne pas fonctionner, deux autres générateurs diesels, moins puissants, dits « d’ultime secours » prendraient le relais. Mais là aussi l’IRSN note sévèrement la copie d’EDF dans un autre rapport daté du 9 juillet 2014[7]. Ces générateurs n’ont pas été conçus pour répondre simultanément aux besoins électriques du cœur du réacteur et de la piscine de stockage du combustible. De plus, leur autonomie et la fiabilité du démarrage ou du redémarrage de ces groupes ne sont pas suffisantes. Sylvie Cadet-Mercier, directrice de la sûreté des réacteurs à l’IRSN, confirme au Journal de l’énergie : « A ce stade, la démonstration de sûreté n’est pas apportée ».

 

Pour mémoire l’ancienne présidente d’Areva, Anne Lauvergeon, avait déclaré lors de l’accident nucléaire de Fukushima : « S’il y avait des EPR à Fukushima, il n’y aurait pas de fuite possible dans l’environnement, quelle que soit la situation. » On mesure le fossé entre les déclarations et la réalité. Autant d’insuffisances et de manquements pour un réacteur vendu comme le nec plus ultra de la sûreté pose question.

 

La sûreté nucléaire de l’EPR de Flamanville n’est toujours pas démontrée

 

Pourquoi tant de zones d’incertitudes sur la sûreté de l’EPR, sorti de terre depuis 2007 ?

 

Parce qu’EDF et Areva ont mis la charrue avant les bœufs. Karine Herviou (IRSN) déclare : « Les délais pour la construction de l’EPR sont très ambitieux au départ. Beaucoup plus ambitieux que ce qui a été fait sur les réacteurs du parc existant. Ces délais n’étaient pas réalistes. » Mais pour l’experte de l’IRSN, « la démonstration de sûreté de l’EPR est très certainement beaucoup plus poussée que ce qu’on a pu faire par le passé. »

 

Alors que l’EPR a été conçu en 1992, le rapport de sûreté de l’EPR est toujours en cours d’élaboration, en 2014. En clair : la sûreté nucléaire de l’EPR, argument de vente n°1 du réacteur de Flamanville, n’est toujours pas justifiée par EDF. Sa conception peut évoluer jusqu’à la demande de mise en service, annoncée par EDF pour mars 2015 selon nos informations[8]. Dans trois mois. Il y a donc urgence chez EDF pour tenter de renforcer ses dossiers mal ficelés, sous peine d’annoncer de nouveaux délais.

 

Si la question de la sûreté nucléaire de l’EPR n’est pas résolue aujourd’hui, se pose la question de savoir ce qui a été vendu sous le nom d’EPR aux Français par Areva, EDF et les pouvoirs publics lors du débat public sur l’EPR en 2005.

 

Sur quoi reposait le prétendu « niveau de sûreté inégalé » de l’EPR proclamé par Areva ?

 

A l’époque aucun rapport de sûreté sur l’EPR n’était disponible puisque EDF avait décidé de ne pas publier le rapport préliminaire de sûreté du réacteur pour le débat public. Dans sa contribution en juin 2005 au cahier d’acteurs du débat public de l’EPR, le Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) faisait valoir que les arguments en faveur de l’EPR « ne sont étayés par aucun document technique EDF consultable et, de fait, ne sont que des actes de foi plus ou moins doctrinaires[9]. » A la lecture des rapports d’expertise de l’IRSN de 2014 sur l’EPR, EDF semble ne pas avoir véritablement changé ses habitudes.

 

L’association de scientifiques enfonçait le clou plus loin dans le même recueil avec une analyse qui n’a rien perdu de sa pertinence, près de dix ans plus tard :

« Le dossier, tel que nous le connaissons à l’heure actuelle, montre que de nombreuses incertitudes doivent être levées en préalable à toute décision. Il est trop fréquent que des impasses soient faites, laissant en suspens des questions pour lesquelles on suppose que les réponses arriveront en temps et heure. Et lorsque les réponses ou les solutions arrivent à un stade de la construction où elles ne peuvent plus être prises en compte, il est coutumier de se contenter de palliatifs plus ou moins efficaces, appuyés par de brillants calculs permettant de « justifier » les manquements techniques. Ces palliatifs ne sont en fait que des brevets de bonne conscience pour les décideurs. »

 

 


 

[1] L’European Pressurized Reactor (EPR) est un réacteur nucléaire conçu par Areva et Siemens et en construction en France, en Finlande et en Chine.

[2]Synthèse du rapport de l’IRSN sur l’examen de la démarche de classement de sûreté du réacteur EPR de Flamanville (p.8), datée du 29.04.2014. http://www.irsn.fr/FR/expertise/rapports_gp/Documents/Reacteurs/IRSN_Synthese-Rapport-GPR-EPR_29042014.pdf

[3] Ces soupapes (en tandem) installées sur le pressuriseur sont montées sur trois lignes parallèles pour pallier à la défaillance de l’une d’entre elles.

[4] http://www.asn.fr/content/download/94143/653137/version/1/file/Position+29.04.2014.pdf

[5]Avis de l’IRSN N° 2014-00284 Réacteur EPR de Flamanville 3 -Conception détaillée des systèmes – diesels principaux, daté du 18.07.2014. http://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/Documents/AVIS-IRSN-2014-00284.pdf

[6] Elles concernent notamment les conditions de température, le risque de vibration en fonctionnement et le déboitement des tuyauteries d’air de lancement des diesels. Avis de l’IRSN N° 2014-00284 (p. 4). http://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/Documents/AVIS-IRSN-2014-00284.pdf

[7] Avis de l’IRSN N° 2014-00265 Réacteur EPR de Flamanville 3-Conception détaillée des systèmes – Diesels d’ultime secours, daté du 9.07.2014. http://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/Documents/AVIS-IRSN-2014-00265.pdf

[8] Voir le décret n°2007-1557 du 2 novembre 2007 relatif aux installations nucléaires de base et au contrôle, en matière de sûreté nucléaire, du transport de substances radioactives.

[9] Débat public EPR « tête de série », Cahier collectif d’acteurs EPR et choix de société, CPDP, juin 2005. http://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-epr/docs/pdf/cahiers/cahier_acteurs.pdf

 

Photo : Descente du pressuriseur dans le bâtiment réacteur de l’EPR Flamanville en novembre 2014. Copyright EDF 2014.