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Voici quatre extraits de L’Etat nucléaire, le dernier livre de Corinne Lepage publié chez Albin Michel. L’avocate y dénonce vigoureusement l’imprégnation du lobby nucléaire au sein même des structures de l’Etat français. Portrait d’une démocratie malade, où l’intérêt général passe systématiquement après les intérêts privés de l’industrie nucléaire.

 

Sûreté nucléaire : la France, championne du laxisme

 

Lorsque, après Fukushima, le commissaire européen à l’énergie, Günther Oettinger, a décidé de lancer des stress tests – il s’agit de tests de sécurité sur les centrales européennes inspirés des contrôles effectués sur le système bancaire en 2009 – dans toute l’Europe, la feuille de route était particulièrement intéressante. Il s’agissait de les faire réaliser par une commission indépendante, comportant également des experts venus des ONG chargés d’étudier tous les types de risque. Sauf que dans le domaine communautaire, tout ce qui touche au nucléaire est régi par des règles propres, indépendantes du traité de Lisbonne : le traité Euratom. […]

Mais ce traité repose sur le principe d’unanimité et ne confère strictement aucun droit au Parlement européen, tout juste en capacité de donner, lorsqu’on le lui demande, son avis. Certes par le biais de la sécurité, le droit communautaire classique et son système de gouvernance ont essayé de se faufiler ; mais c’est bien la règle de l’unanimité qui s’applique et que la France a utilisée pour vider de la plus grande part de son intérêt le dispositif.

 

« La France connaissait pertinemment sa faiblesse tant en ce qui concerne la chute d’avion sur les centrales nucléaires qu’en ce qui concerne les risques d’intrusion. »

 

Tout d’abord, la France a obtenu que le contrôle soit effectué par les exploitants eux-mêmes (autant donner des allumettes à un pyromane), puis par l’organe de contrôle national (qui n’aura évidemment aucun intérêt à remettre en cause son propre avis) puis enfin par l’ENSREG[1], créé en 2007, qui regroupe les représentants soit des autorités, soit des ministères sur les questions nucléaires. Il faut dire qu’André-Claude Lacoste, président de l’ASN française [2] jusqu’en 2012, et président de l’Association des ASN des pays d’Europe de l’Ouest (WENRA), a aussi été membre fondateur de l’International Nuclear Regulators Association (INRA) et président de la Commission on Safety Standards (CSS) de l’AIEA, la toute-puissante Agence internationale de l’énergie atomique. Un CV qui donne un tout nouveau sens au cumul des mandats !

La seconde étape a consisté à réduire le champ des risques étudiés. Dans la mesure où la France connaissait pertinemment sa faiblesse tant en ce qui concerne la chute d’avion sur les centrales nucléaires qu’en ce qui concerne les risques d’intrusion (Greenpeace en a fait la brillante démonstration à plusieurs reprises), elle a obtenu que ces sujets soient supprimés du champ de contrôle. Ensuite, l’Etat nucléaire a fait en sorte que l’accès à l’information soit le plus restreint possible. Ainsi, l’exploitant EDF a produit un document de plus de huit mille pages, difficilement accessible sur Internet. De cette manière, les associations qui suivent le fonctionnement des centrales en France ont été mises dans l’impossibilité de pouvoir adresser leurs observations. Comme il fallait s’y attendre, l’ASN s’est contentée de reprendre ses propres observations post-Fukushima et a obtenu de ses pairs un rapport final pour lequel elle avait, en gros, tenu la plume.
 

L’industrie nucléaire entrave le développement des énergies renouvelables 

 

L’engagement pris par la France […] est de 23 % d’énergies renouvelables en 2020. Cela peut paraître ambitieux voire exemplaire, mais, dès le départ, tout ou presque a été fait pour ne pas atteindre cet objectif. Pourquoi ? Tout simplement parce que le lobby des nucléocrates est opposé au développement des énergies renouvelables. EDF a de plus en plus de mal à vendre son courant à l’extérieur sur le marché de gros européen, et l’électricité verte (renouvelable) allemande est parfois vendue à un prix négatif tant elle est abondante par période. Il est donc indispensable que les ménages français et l’industrie dans son ensemble restent totalement dépendants des centrales. D’où la destruction organisée de l’embryon de filière photovoltaïque, et la chasse à l’installation d’une industrie du renouvelable française.

 

« L’objectif des nucléocrates de faire capoter les énergies renouvelables a été atteint au-delà de leurs espérances. »

 

En 2012, la France atteignait péniblement l’objectif de 15 % alors que la moyenne européenne était de 22 %. Nous sommes très mauvais et choisissons délibérément de le rester. La Commission européenne estime qu’en dehors de l’Estonie, qui a déjà atteint son objectif, les pays scandinaves, l’Espagne, la République tchèque et l’Allemagne devraient eux aussi y parvenir. En revanche, d’autres en sont loin, dont la France. La Cour des comptes a elle-même rendu très récemment un rapport constatant que l’objectif pour 2020 était quasiment impossible à atteindre, d’autant que les efforts à faire entre 2013 et 2020 sont infiniment plus importants que ceux qui ont été consentis entre 2007 et 2013. Autrement dit, l’objectif des nucléocrates de faire capoter les énergies renouvelables a été atteint au-delà de leurs espérances.

Par exemple, les défenseurs du tout-nucléaire ont tôt fait de critiquer l’éolien terrestre, dont il convient de rappeler qu’en Allemagne, il est devenu parfaitement compétitif avec l’électricité conventionnelle. En France, le prix du kilowattheure éolien se rapproche tant du prix du kilowattheure nucléaire que même la Cour des comptes reconnaît son caractère rentable et compétitif !

 

« Dans aucune politique publique, le divorce entre les actes et les paroles n’a été si flagrant. »

 

Pourtant, ce ne sont pas les discours en faveur du renouvelable qui manquent. La communication triomphante sur le thème de l’excellence environnementale française n’a pas été oubliée… surtout du temps du Grenelle de l’environnement. Mais, dans aucune politique publique, le divorce entre les actes et les paroles n’a été si flagrant. La France persiste dans son entêtement contre le reste du monde puisqu’en 2015, les énergies renouvelables seront la deuxième source de production d’électricité mondiale, représentant en gros la moitié de la part du charbon, et, en 2035, elles ne seront pas loin de détrôner ce dernier comme première source mondiale d’électricité. […]

Le lobby se devait donc d’organiser la résistance. Tout d’abord, il l’a fait sous une forme associative chargée d’attaquer systématiquement tous les permis de construire éoliens au motif que les éoliennes défigurent le paysage. Comme si les centrales nucléaires et les lignes haute tension étaient de toute beauté ! Ensuite, le lobby nucléaire a obtenu du gouvernement, dans une incohérence totale avec les objectifs affichés par la loi Grenelle I de 2009, une réglementation rendant aussi difficile l’installation d’un champ d’éoliennes que d’une usine Seveso ! […]

Avec le photovoltaïque, les choses ont été pires encore. Le lobby nucléaire a fait en sorte qu’aucune industrie française robuste ne se développe pour produire des panneaux solaires, d’où un nombre d’installateurs très restreint.

 

Imposer sans débat démocratique un nouveau programme nucléaire pour au moins un demi-siècle

 

Il s’agit de la capacité qu’a l’Etat nucléaire à éviter, depuis toujours, tout débat de fond. Et bien sûr, toute idée de référendum sur le sujet du nucléaire. François Mitterrand s’y était engagé en 1981 et ne l’a jamais réalisé. Le Grenelle de l’environnement ? Il a d’emblée exclu le nucléaire du débat, et celui sur la transition énergétique est largement un échec. Il a duré de longs mois, mobilisé de nombreux acteurs mais n’a eu aucune résonance populaire et n’a pas vraiment permis la comparaison de scénarios solides.

 

« Le débat autour du mariage pour tous a fait l’objet d’un traitement médiatique vingt-huit fois supérieur à celui sur la transition énergétique ! »

 

Pour comprendre cette emprise, un chiffre suffit : le débat autour du mariage pour tous a fait l’objet d’un traitement médiatique vingt-huit fois supérieur à celui sur la transition énergétique ! Ce dernier était pourtant essentiel pour déterminer comment nous pouvions parvenir aux engagements internationaux pris pour 2050, à savoir réduire de 80 % nos émissions de gaz à effet de serre. Il était essentiel aussi pour savoir si nos concitoyens souhaitaient un renouvellement du parc électronucléaire après l’arrêt des centrales actuelles ou, au contraire, s’ils souhaitaient une sortie, à l’horizon 2030-2035, du nucléaire. […] Mais pour le lobby en place, EDF en particulier, la question ne se pose pas. En effet, avec la confirmation d’Astrid[3] obtenue du gouvernement avant même le lancement du débat national sur la transition énergétique, et le financement pharaonique et inutile, à l’horizon 2050, de l’International Thermonuclear Experimental Reactor[4] (Iter) […], le lobby espérait recommencer ce qui a été fait en 1973, à savoir imposer sans débat démocratique un nouveau programme nucléaire pour au moins un demi-siècle.

Le premier objectif était donc d’éviter un débat à l’échelle nationale. Cet objectif a été pleinement atteint puisque l’immense majorité des Français n’en a pas entendu parler.

 

L’Académie de médecine contaminée par le lobby nucléaire

 

Le nucléaire est par définition le symbole du progrès en action. La fameuse formule, chère à Nicolas Sarkozy, « le nucléaire ou la bougie », traduit la foi absolue dans une technologie dangereuse dont les risques sont pourtant connus. Il n’est donc pas surprenant que les scientifiques soient, en général, de fervents défenseurs de l’industrie. Ce qui en revanche est beaucoup plus curieux, c’est le soutien des milieux académiques médicaux. Sans doute, la médecine utilise-t-elle à des fins thérapeutiques on ne peut plus légitimes la radioactivité. Mais l’Académie de médecine refuse de reconnaître la simple existence du risque radioactif. Pourtant, ses sinistres antécédents devraient lui servir de leçon : amiante, PCB, pesticides, fumées noires, et, à venir, ondes électromagnétiques, OGM, etc.

En France, l’Académie bénéficie d’un respect et d’une légitimité dus à l’âge de l’institution et à la grande qualité d’un certain nombre de personnes qui y siègent. C’est la raison pour laquelle on aurait attendu de ses membres sinon de la sagesse, au moins de l’honnêteté. S’agissant du nucléaire, on en est très loin. […]

 

« L’Académie de médecine refuse de reconnaître la simple existence du risque radioactif. »

 

Des exemples multiples pourraient être donnés des conditions dans lesquelles l’Académie de médecine a rendu des avis et des rapports dans lesquels la santé des populations n’était pas vraiment la priorité. Ainsi, en 2007, une étude de Florent de Vathaire[5] établissait une augmentation des cancers de la thyroïde dans les populations civiles de Polynésie exposées aux retombées radioactives. Le rapport adopté par l’Académie de médecine et des sciences, présidée par Maurice Tubiana et André Aurengo, rejetait ces conclusions en refusant de se prononcer sur le fond et sur le risque sanitaire au motif que la méthodologie n’était pas significative.

Mieux encore, dans un avis de 2003, l’Académie française de médecine recommande à la quasi-unanimité de privilégier la filière nucléaire pour la fourniture d’énergie. Très franchement, on reste perplexe. En quoi l’Académie de médecine se permet-elle de donner un avis sur un choix énergétique ? Les médecins estiment en effet que « les filières énergétiques ne présentent pas toutes les mêmes risques pour la santé », qu’il y a « urgence » à réduire la production de gaz à effet de serre, et qu’il est « important pour la santé publique que les choix énergétiques entraînent le moins de risques de rupture », le risque le plus grave pour la santé étant de manquer d’énergie.

Pour l’Académie de médecine, le maintien de la filière nucléaire est donc justifié, « dans la mesure où elle s’avère avoir le plus faible impact sur la santé par kilowatt produit par rapport aux filières utilisant des combustibles fossiles, les biomasses ou l’incinération des déchets (…) ou même les énergies éolienne et photovoltaïque ». Il est incroyable de voir l’Académie se contredire à ce point, puisqu’elle considère que le nucléaire pose moins de problème en termes sanitaires que l’incinération des déchets, filière pour laquelle un rapport de 1993, aujourd’hui introuvable, considérait qu’elle ne posait alors aucun problème.

 

Retrouvez ici l’entretien du Journal de l’énergie avec Corinne Lepage sur L’Etat nucléaire.

 

 


 

Les intertitres ont été rédigés par la rédaction.

[1] Le Groupement européen des autorités de sûreté nucléaire (ENSREG : European Nuclear Safety Regulators Group) (…) C’est ce groupement qui a validé in fine les stress tests.

[2] NDLR : Autorité de sûreté nucléaire (ASN)

[3] Il s’agit d’un projet de réacteur de la quatrième génération sur le modèle de Superphénix.[…]

[4] NDLR : Iter est un réacteur à fusion nucléaire en construction à Cadarache (Bouches-du-Rhône).

[5] NDLR : Epidémiologiste au Centre de recherche en Épidémiologie et Santé des populations.

Illustration: Albin Michel