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 ENQUETE. Les déchets nucléaires débordent à Taïwan au point que l’île devra arrêter quatre réacteurs si elle n’envoie pas son combustible usé très radioactif à l’étranger dans les prochains mois. La France et Areva voudraient bien soulager Taïwan de ce fardeau mais à quel prix pour l’environnement et les populations ?

 

Par Louis Germain et Martin Leers

 

Les piscines de deux centrales nucléaires taïwanaises qui accueillent du combustible usé arrivent à saturation. Les quatre réacteurs de ces deux centrales ne pourront plus être rechargés en combustible si ces déchets radioactifs ne sont pas déplacés rapidement. Ce qui obligerait à mettre à l’arrêt les réacteurs. Problème : il n’y a aucun autre lieu où entreposer ces déchets encombrants sur une île à peine plus grande que la Belgique et qui compte 23 millions d’habitants. Des projets de sites d’entreposage ont bien été envisagés mais ils sont bloqués par des recours juridiques et une opposition antinucléaire qui a pris de l’ampleur depuis la catastrophe de Fukushima.

 

Taïwan veut évacuer à tout prix les déchets fortement radioactifs de son territoire.

 

Sans exutoire pour ses déchets, la centrale de Chinshan devrait être arrêtée fin 2015 et la centrale de Kuosheng en 2016, selon les autorités de l’île. Puisque le gouvernement taïwanais n’envisage pas de fermer ces réacteurs avant leur quarantième année (en 2018 et 2021 respectivement), il faut donc à tout prix évacuer ces déchets fortement radioactifs de Taïwan.

 

Dans le passé, Taïwan n’a pas manqué d’imagination pour tenter de se débarrasser de déchets nucléaires. L’opérateur public électrique, Taipower entrepose près de 100.000 fûts de déchets de faible radioactivité sur Lanyu, ce qui n’est pas du goût des aborigènes qui peuplent cette petite île située au sud-est de Taïwan. En 1997, Taïwan a tenté d’exporter des dizaines de milliers de fûts de déchets similaires en Corée du Nord mais les pressions conjointes de la Corée du Sud et des Etats-Unis l’avaient alors contraint à renoncer. L’île a aussi réfléchi à exporter définitivement ses déchets les plus radioactifs en Chine ou en Russie, ce qui n’a pas abouti.

 

Qui pourrait alors débarrasser Taïwan de ses déchets nucléaires ?

 

Taïwan envisage ces dernières années une nouvelle solution, temporaire, proposée par la France, le Royaume-Uni et la Russie. Il s’agit du retraitement, technique qui consiste à extraire le plutonium du combustible usé. Taïwan compte envoyer 1200 assemblages de combustible usé (environ 200 tonnes de combustible) dans une usine de retraitement à l’étranger. L’île ne récupérerait les déchets issus du retraitement qu’après une période qui pourrait durer vingt ans. Une solution idéale pour Taipower : les piscines des centrales se libèrent, les réacteurs peuvent continuent à fonctionner et la gestion épineuse des déchets est renvoyée à plus tard.

 

Le président de Taipower a visité l’usine de La Hague d’Areva en juin 2014.

 

L’appel d’offres pour le retraitement sera lancé en février 2015 a affirmé le gouvernement taïwanais ce mois-ci. La France, le Royaume-Uni, la Russie et « d’autres pays » pourraient y participer. Mais la France a une longueur d’avance sur ses concurrents. L’industriel nucléaire français Areva a déjà fourni du combustible nucléaire à Taipower et l’a démarché à de nombreuses reprises ces trente dernières années pour retraiter le combustible de ses centrales. Le ministre taïwanais de l’Economie a annoncé en mai 2014 que son gouvernement discutait avec la France à propos d’un contrat de retraitement. Signe de l’intérêt pour Areva, le président de Taipower a visité l’usine de retraitement de déchets nucléaires de La Hague (Cotentin) d’Areva en juin 2014, accompagné d’une trentaine de personnes. Une nouvelle visite officielle est prévue cette année. « Taipower aimerait bien prendre comme partenaire éventuel Areva », nous a confié un officiel taïwanais.

 

Le rachat d’UraMin, l’échec commercial de son réacteur EPR et la catastrophe de Fukushima ont mis Areva financièrement à terre. L’entreprise a annoncé, dans un communiqué diffusé la semaine dernière, un plan de réduction d’effectifs de l’usine de La Hague qui « doit retrouver le chemin de la compétitivité, pour maintenir la rentabilité des activités du groupe dans l’aval du cycle (…) ». Areva est résolu à ne pas laisser ce contrat lui échapper, chiffré par Taïwan à plus de 300 millions d’euros.

 

Mais le retraitement des deux cents tonnes de combustible taïwanais est un contrat délicat pour lequel il a fallu d’abord obtenir l’accord des Etats-Unis, principal allié et protecteur de Taïwan. Bien que l’île soit de fait indépendante, Taïwan est considéré par la Chine comme une de ses provinces et n’est pas reconnue comme un Etat à part entière par une majorité d’Etats, y compris par la France. Du fait de ce statut à part, c’est un accord de coopération signé en décembre 2013 entre les Etats-Unis et Taïwan qui autorise l’île à retraiter ses déchets en France (ou ailleurs) mais sans qu’il lui soit possible de récupérer le plutonium. L’île reprendrait seulement les déchets vitrifiés très radioactifs issus du retraitement. Comme le retraitement des combustibles nucléaires usés ne diminue pas la radioactivité des déchets, Taiwan se retrouvera devant le même casse-tête une fois les déchets rapatriés, mais avec un volume moindre de déchets.

 

La France marche sur des oeufs.

 

Si Areva veut mettre la main sur le contrat taïwanais, la France doit aussi prendre garde à ne pas vexer la Chine. Ce puissant et ombrageux partenaire commercial avait vu d’un mauvais œil les ventes d’armes des années 1990 de la France à Taïwan. La Chine est un des rares endroits au monde où le nucléaire se développe encore, c’est un marché capital pour l’industrie nucléaire française qui y construit deux réacteurs EPR (à Taishan en Chine du sud). « La plus grosse difficulté pour ce nouveau contrat entre Areva, entreprise dʼEtat, française, et Taipower entreprise dʼEtat de Taïwan réside dans les relations financières et commerciales entre la France et la Chine « communiste ». » nous a confié Didier Anger, opposant durable à l’usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague.

 

Comment empêcher la dissémination de la radioactivité des déchets dans les océans si le navire coule ?

 

Transporter par navire des cœurs de réacteurs nucléaires sur la moitié de la planète n’est pas anodin. Les 200 tonnes de combustible à retraiter représentent l’équivalent de deux cœurs de la centrale nucléaire de Flamanville (Cotentin). D’autant plus que les déchets issus du retraitement devront revenir à Taïwan par la même voie. Une association antinucléaire de Taïwan, « Mom loves Taiwan », dénonce « les risques potentiels d’un tel transport sur les mers de matériau nucléaire sensible et hautement dangereux ». Des questions se posent inévitablement.

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L’association taïwanaise s’interroge aussi sur l’utilité du retraitement qui n’est pas évidente dans la perspective de l’entreposage définitif des combustibles usés sur l’île, ce que la loi taïwanaise prévoit en 2055. Les antinucléaires y voient d’abord une façon pour Taipower « d’échapper à ses responsabilités ». Plusieurs associations antinucléaires de l’île dénoncent aussi le coût du retraitement (plus de 300 millions d’euros). Cet argent manquera au fonds de démantèlement des centrales et de gestion des déchets nucléaires de Taïwan estime « Mom loves Taiwan », qui déplore aussi l’opacité autour du contrat de retraitement. Une transparence qui n’est pas non plus de mise en France. Interrogé sur le retraitement de combustible taïwanais dans son usine par le Journal de l’énergie, Areva a déclaré : « Nous ne confirmons pas ces éléments. » Taipower n’a répondu à aucune de nos questions.

 

Quel serait le coût du retraitement du combustible taïwanais à La Hague pour la France ?

 

Les Etats-Unis refusent que le plutonium extrait des déchets nucléaires de Taïwan retourne sur l’île. Des documents officiels américains déclassifiés en 2007 démontrent que Taïwan s’est beaucoup intéressé à la bombe dans les années 1970. Si Taïwan envoie ses déchets en France, il y a de fortes chances que cela se passe comme pour les déchets nucléaires des Pays-Bas actuellement retraités en France : « Le plutonium issu du traitement des combustibles usés sera utilisé par AREVA NC pour compléter le volant de matières premières de production de son usine MELOX, ou pour fournir du combustible MOX à ses clients. » [1]

 

Le plutonium taïwanais rejoindrait les dizaines de tonnes de plutonium inutilisé qui s’accumule à l’usine de La Hague et augmenterait le risque lié à la gestion de cet élément fortement toxique et matériau de la bombe atomique. Ou il servirait à faire du « MOX », un combustible au plutonium encore plus dangereux et radioactif que le combustible nucléaire classique. MOX qu’il faudra bien gérer, une fois déchargé d’un réacteur. La responsabilité de la gestion du plutonium séparé ou du combustible MOX produit à partir des déchets taïwanais échapperait entièrement à Taïwan, véritable propriétaire du plutonium. Sans compter que l’extraction du plutonium à La Hague entraîne aussi des rejets radioactifs importants dans l’environnement.
Mais la priorité pour Taïwan n’est-elle pas d’évacuer les déchets nucléaires le plus longtemps de son territoire pour continuer à faire tourner ses réacteurs ?

 

 


 

[1] Décret n° 2013-1285 du 27 décembre 2013 portant publication de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas relatif au traitement en France d’éléments combustibles irradiés néerlandais, signé à La Haye le 20 avril 2012. http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028408167

Photo : « Garbage Only » Peter Kaminski/Flickr/CC