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ENTRETIEN. Ancienne ministre de l’Environnement et députée européenne, l’avocate Corinne Lepage vient de publier L’Etat nucléaire (Albin Michel) qui décrit comment les structures de l’Etat sont acquises au nucléaire, quoi qu’il arrive. Curieusement, ce livre très instructif ne passionne pas les média, dans ces temps de transition énergétique qui ramènera le nucléaire à 50 % de la production d’électricité sans lui retirer un mégawatt. Corinne Lepage revient en détail pour le Journal de l’énergie sur ce qu’elle dénonce dans son ouvrage.

                                                        

Le Journal de l’énergie : La santé financière d’Areva est au plus bas, l’EPR d’EDF à Flamanville accuse un retard de cinq ans sur sa date de lancement initiale. Pourquoi Areva et EDF semblent-ils ne jamais rendre de comptes sur leurs mauvais résultats à l’Etat, leur actionnaire majoritaire ?

Corinne Lepage : « Parce que l’industrie nucléaire est très bien défendue par le pouvoir. Les défenseurs de l’atome sont très présents au sein du gouvernement, très présents au Parlement, très présents dans l’administration française, très présents au sein des grands groupes industriels et économiques, et enfin dans une grande partie du monde académique.
 

«L’industrie nucléaire est très bien défendue par le pouvoir.»

 
« Si Areva était une société privée, elle serait au bord du dépôt de bilan, voire en dépôt de bilan. Je l’avais écrit dès 2011 dans La vérité sur le nucléaire. Areva est une société publique, propriété de la nation. Ce n’est pas une raison pour nier ses résultats catastrophiques qui constituent une charge pour notre pays indirectement. C’est parce que le lobby nucléaire est tout puissant qu’il parvient à ce tour de force de cacher une santé financière qui n’arrête pas de se dégrader. A l’origine le métier d’Areva, c’était le retraitement des déchets nucléaires. Areva n’a plus de contrats de retraitement aujourd’hui, sauf avec EDF qu’on oblige à faire retraiter ses déchets dans l’usine Areva à la Hague (Cotentin) pour ne pas fermer ce site. Il n’empêche qu’il n’y a plus d’autre contrat et donc plus d’intérêt économique et financier à exploiter la Hague.

 

Comment fonctionne le lobby nucléaire en France ?

« Toute ma vie, j’ai combattu un certain nombre de lobbies, que ce soit le lobby de la chimie, Monsanto, celui de l’agrochimie, celui de l’agriculture, de l’énergie en général. La particularité du nucléaire en France, c’est qu’il n’y a pas de lobby en tant que tel parce qu’il se confond avec une très grande partie des structures de l’Etat. En France, le lobby nucléaire, c’est l’Etat ! C’est un système très organisé. Avec un système pluraliste et transparent, cela ne pourrait pas rester en l’état, cela exploserait. Sa capacité à étouffer le sujet est fantastique.

 

Quel accueil a reçu votre livre « l’Etat nucléaire » ?

« Je n’ai pas eu un article de commentaire dans la presse écrite. Zéro ! C’est une omerta incroyable. Aucun commentaire, même pour dire que c’est un livre nul. Ce n’est pas le sujet. Je ne souhaite pas qu’on dise que c’est bien. Mais qu’on en parle.
 

« L’Autorité de sûreté nucléaire est aujourd’hui entre deux eaux »

 
Quelle est la crédibilité de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui supervisent la sûreté nucléaire en France ?

« Je constate que l’ASN est en net progrès par rapport à la situation antérieure. L’ASN et surtout l’IRSN commencent à laisser diffuser un certain nombre de dysfonctionnements et de difficultés. L’information sort, c’est quand même relativement nouveau. Sur le risque systémique[1], des choses commencent à venir. Mais le problème est que l’ASN est aujourd’hui entre deux eaux même si elle est très consciente de sa responsabilité. S’il y a un accident nucléaire et qu’ils l’ont laissé passer, ce sera pour eux, personnellement je veux dire. Inévitablement, on ira chercher leur responsabilité. D’un autre côté, la composition actuelle du collège de commissaires nommés par l’Etat et qui dirige l’ASN est problématique : les cinq commissaires sont issus du lobby nucléaire. Pas question de faire entrer dans ce collège des physiciens du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) ou des représentants des ONG spécialistes du sujet.
 

« On a construit la centrale de Fessenheim sur la plus grande nappe phréatique d’Europe, dans une zone d’activité sismique et au-dessous du niveau du canal du Rhin, une absurdité totale ! »

 
 

La France est-elle à l’abri d’un accident nucléaire majeur ?

« En France, on a trois problèmes. En premier lieu, le choix des sites de construction des centrales nucléaires n’a pas été fait en tenant compte de la vulnérabilité maximale de ces sites. Les réacteurs n’ont pas été implantés en fonction des risques potentiels mais là où il y avait le moins de problème possible pour acquérir des terrains, en fonction d’avantages de très court terme.

On a construit la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin) sur la plus grande nappe phréatique d’Europe, dans une zone d’activité sismique et au-dessous du niveau du canal du Rhin, une absurdité totale ! La centrale de Gravelines (Nord) est située dans une immense zone Seveso, en bordure de Manche, où circulent des centaines de bateaux tous les jours. La centrale du Blayais (Gironde) est menacée par les inondations. La centrale du Bugey (Ain) se trouve à seulement 35 kilomètres de Lyon et celle de Nogent-sur-Seine (Aube) à moins de 85 kilomètres de Paris.

Le deuxième problème, c’est le vieillissement des installations qui connaissent de plus en plus d’incidents et l’apparition des risques systémiques. Le troisième problème, c’est le manque d’entretien des réacteurs pendant 15 ans puisque EDF a investi partout, sauf en France où elle a recouru massivement à la sous-traitance. En conséquence de quoi l’entretien a été d’autant plus modeste et les compétences se sont perdues. On est allé jusqu’à sept niveaux de sous-traitance.

Ces trois éléments superposés font qu’il y a incontestablement un accroissement des risques. Sans compter que le directeur de l’IRSN a déclaré que l’occurrence d’un accident nucléaire grave est vingt fois supérieure aux calculs de l’industrie et que la France possède 13 % du parc nucléaire mondial.

 

« Delphine Batho, qui se plaint beaucoup, est quand même largement à l’origine du fiasco de Fessenheim »

 

Le président de la République est-il en capacité aujourd’hui de fermer la centrale nucléaire de Fessenheim ?

« Je pense que non. La seule porte qu’il aurait eu, c’est le démarrage de l’EPR à Flamanville. Or il est clair que l’EPR ne démarrera pas en 2016 et probablement pas en 2017 non plus. Ce qui va poser un sérieux problème à EDF puisque le décret d’autorisation de création de l’EPR va jusqu’en avril 2017.

Premièrement : la loi sur la transition énergétique ne fait que plafonner la production d’électricité nucléaire, elle prévoit certes une diminution de sa part mais on ne se sait pas comment. Il n’y a aucune obligation légale de fermer Fessenheim.

Deuxièmement : Delphine Batho, qui se plaint beaucoup, est quand même largement à l’origine du fiasco de Fessenheim. Il y a eu un recours devant le Conseil d’Etat demandant la fermeture de la centrale lorsqu’elle était ministre de l’Ecologie, Mme Batho [NDLR : évincée du gouvernement en juillet 2013] avait la capacité de faire acter par le Conseil d’Etat que la fermeture de la centrale était décidée. Au lieu de cela, elle a pris fait et cause pour le lobby nucléaire, qu’elle dénonce aujourd’hui, en soutenant qu’il n’y avait aucun risque à Fessenheim et que par conséquent la fermeture était une décision politique mais n’avait rien à voir avec une décision de sécurité. Maintenant il y a un bel arrêt du Conseil d’Etat fidèle aux conclusions de Delphine Batho qui dit qu’il n’y a aucun risque à Fessenheim. Ajoutez à cela qu’EDF s’est empressée de faire le maximum de travaux à Fessenheim. Le risque n’est pas une cause de fermeture pour le gouvernement français et le Conseil d’Etat. Pourquoi voulez-vous fermer la centrale de Fessenheim ?

 

Retrouvez ici des extraits de « l’Etat nucléaire » publiés par Le Journal de l’énergie.

 

Propos recueillis par Martin Leers

 

[1] NDLR : Les risques systémiques sont provoqués par des défauts techniques qui affectent une série de réacteurs nucléaires de même modèle, pouvant conduire à la paralysie d’une partie plus ou moins importante du parc nucléaire. Ces défauts sont qualifiés par l’ASN d’anomalies génériques.

 

Photo : Corinne Lepage (Flickr/CC)